Retraite vu par Laurent Joffrin,

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Conquêtes

Par LAURENT JOFFRIN

Il est un mot qu’on devrait bannir du débat sur la retraite à 60 ans : le mot «tabou». Il a pour but de présenter ceux qui défendent le progrès social comme une tribu primitive s’agitant autour d’une idole archaïque. «Les 60 ans», comme l’on dit, sont nés d’une longue évolution. Certes les données démographiques en modifient le contexte et la réforme du système est à coup sûr nécessaire. Mais si l’on touche à l’âge légal, ce qui semble décidé, on aura fait tourner à l’envers la roue du progrès social.

La retraite est une espérance plus que millénaire : l’Eglise a estimé dès l’origine qu’on ne pouvait, sauf à violer les principes de charité, condamner la grande majorité des hommes à une servitude sans fin et rejeter ensuite les vieillards incapables dans la misère. Au XVIIe siècle, le pouvoir royal a pris le relais. Colbert instaura une retraite autour de 60 ans pour les marins dont il avait besoin pour reconstituer la flotte de Louis XIV. La Révolution donna une résonance universelle à ces dispositions, rompant avec une sujétion immémoriale. Dans l’article 26 de la Déclaration des Droits de l’Homme, elle proclama que les «secours publics sont un devoir sacré», et que ce devoir s’étendait à tous les indigents, au premier rang desquels, bien sûr, les vieillards sans ressources.

Le mouvement socialiste acheva le raisonnement, qui vaut encore aujourd’hui. A l’inverse de l’ancestrale malédiction, on décidait que les hommes, désormais, auraient droit à une troisième vie : leur jeunesse serait consacrée à l’apprentissage, l’âge adulte au travail, la vieillesse à une liberté bien gagnée qu’ils pourraient consacrer à leur famille ou à l’exercice de leurs talents. Jusque-là, seuls les nobles et les bourgeois enrichis pouvaient prétendre à cette «retraite active», qui suppose une bonne santé, donc un âge précoce de cessation d’activité, surtout pour les classes populaires, usées plus vite par le travail. L’espérance de vie était à l’époque très inférieure. La «troisième vie» des travailleurs ne dépassa pas quelques années. Mais une fois le principe posé, il était entendu qu’on irait plus loin : comme les bourgeois, les ouvriers auraient eux aussi le droit à l’oisiveté, en tout cas dans la troisième partie de leur vie.

L’idée fit son chemin. A chaque étape, on ne trouve pas seulement des socialistes, même si Proudhon, Marx, Lafargue, Jaurès ou Blum en furent les paladins. Napoléon III instaura la retraite à 60 ans pour ses fonctionnaires. Bismarck créa le premier régime d’assurance. Churchill, vieux réactionnaire, insista pour inclure le droit à une sécurité sociale dans la Charte de l’Atlantique, qui décrivait les buts de guerre des Alliés. Issu d’une droite sociale, De Gaulle présida aux décisions du Conseil national de la Résistance, qui instaura le régime de répartition que nous connaissons.

La retraite à 60 ans figura surtout parmi les trois grandes revendications du syndicalisme français unifié en 1897 sous le sigle de la CGT, avec la journée de 8 heures et la hausse des salaires. Elle demeura parmi les objectifs principaux du mouvement ouvrier et socialiste, jusqu’à ce que Mitterrand en fasse une loi de la République en 1983.

Depuis, la longueur de la vie humaine a augmenté, ce qui justifie qu’on adapte certaines règles, par exemple la durée de cotisation. Mais en repoussant l’âge légal, on atteindra d’abord les ouvriers et les employés qui, encore aujourd’hui, vivent moins longtemps que les autres. Ainsi on s’apprête à renoncer à une conquête qui n’a rien à voir avec un «tabou». On aimerait que nos responsables s’en souviennent.

 

Publié dans dossier retraite

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